TOXIC SOMALIA
[« Il y a deux types de pirates : ceux qui attaquent les navires et ceux qui vident nos mers du poisson et déversent des déchets toxiques ». Les propos d’Ali, membre
du conseil d’Hobbyo, la « capitale de la piraterie » somalienne, en conclusion du documentaire de Paul Moreira, donne la clé du titre : Toxic Somalia : l’autre piraterie. Le film est diffusé ce
24 mai 2011 sur la chaîne de télévision franco-allemande ARTE, au cours d’une soirée Thema, consacrée à la Somalie.
En 2005, quelques jours après le tsunami qui a ravagé les côtes thaïlandaises, les Somaliens, à l’autre extrémité de l’océan Indien, voient arriver d’étranges fûts
sur leurs plages. Une organisation non gouvernementale locale donne l’alerte et signale des décès suspects et l’apparition de maladies inhabituelles parmi la population côtière dans les jours
suivants. Ces fûts toxiques, -la suite des enquêtes le prouveront-, proviennent de stocks, largués au large de la Somalie, par des navires oeuvrant pour des pays occidentaux, majoritairement
européens.
Pour son documentaire Toxic Somalia : l’autre piraterie, le journaliste Paul Moreira se rend donc sur place en Somalie pour constater les dégâts.
De l’aéroport de Galcaio au centre-ouest du pays, l’équipe file directement sur Lida, où un Somalien lui montre un fût abandonné sur une plage, puis à Hobbyo, la «
capitale de la piraterie somalienne ». On apprend à se déplacer vite dans un pays livré aux bandes armées de tout poil depuis bientôt 20 ans : 36 heures de piste pour moins d’une heure
d’entretien avec les elders -les autorités traditionnelles- une rencontre furtive avec un pêcheur claudiquant, reconverti en petite main d’une bande de pirates, et quelques images
volées.
« C’est le moment le plus dangereux de notre enquête, avoue Paul Moreira, J’étais tendu. Les collègues journalistes m’avaient dit "attention, ton escorte pourrait
tout aussi bien te kidnapper". Mon fixer* avait une réputation d’être un homme de confiance, mais lui aussi, il était tendu car on n’est jamais maître d’une situation. Nous avions négocié ma
venue avec deux réseaux de pirates, mais il y en a une quinzaine à Hobbyo ! »
Face au journaliste, les membres du conseil du village reprennent l’argumentaire utilisé par les pirates depuis plus d’une décennie : ce n’est pas eux, les
agresseurs, les bandits des mers, mais ce sont les étrangers, qui les ont privé de leurs ressources maritimes. Profitant de la déliquescence de l’Etat somalien, les navires européens** ont pêché
en toute illégalité dans les eaux territoriales et déversé leurs poisons, les déchets toxiques industriels. Aujourd'hui, il n’y a plus que 5% de pêcheurs dans la région contre 20%
auparavant.
« Un excellent prétexte » commente le journaliste qui se rend ensuite, toujours sous bonne escorte, à Mogadiscio. A l’hôpital, les parents montrent les malformations
de leurs enfants : appareil uro-génital, maladies de peau, des yeux. La responsable du service note que le nombre de cas a été multiplié par trois en 20 ans. Elle n’a rien à sa disposition pour
soigner et opérer, encore moins pour retracer l’origine de ces déformations.
L’assassinat d’Ilaria Alpi et Miran Hrovatin
Paul Moreira se trouvait en Italie en mars 1994 lorsque la nouvelle tombe : la journaliste italienne Ilaria Alpi et le cameraman Miran Hrovatin ont été tués à
Mogadiscio, lors de l’attaque de leur véhicule. Tous deux travaillaient pour TG3, une chaîne de la RAI. L’émotion est vive. On apprend assez vite qu’Ilaria enquêtait sur un trafic d’armes entre
l’Italie et la Somalie. Son assassinat*** interviendrait après un « entretien de trop », avec un chef milicien, à Bossasso, une ville portuaire sur la mer Rouge.
A cette époque, le Sud du pays est plus ou moins sous le contrôle des casques bleus de l'Onu, mais les affrontements font rage entre les milices armées. Deux hommes
occupent le terrain de la guerre depuis la chute du régime de Syad Barré, le 31 janvier 1991 : Mohamed Aidid et Ali Mahdi, président autoproclamé.
Le journaliste français n’oublie pas les causes de la mort d’Ilaria ni l’enquête que mènent ses collègues de la RAI ou Panorama et Famiglia Cristiana, dans les
années suivantes. Ceux-ci découvrent que non seulement il y a trafic d’armes, mais aussi trafic de déchets toxiques. Les bateaux de la société italienne SHIFCO (Somali High Sea Shipping
Company)**** que mentionne Ilaria dans son dernier entretien enregistré à Bossasso, fournit en armes les miliciens de Ali Mahdi, qui « paie » les livraisons en acceptant d’enfouir les déchets le
long de la côte somalienne.
Dans Toxic Somalia, Paul Moreira s’intéresse à la SHIFCO, aux ramifications internationales apparemment bien protégées, et à un réseau plus restreint constitué
d’escrocs et d'aventuriers, plutôt maladroits, pris la main dans le sac et condamnés pour des faits autres que le trafic de déchets.
La justice italienne n’ira pas jusqu’au procès du réseau de la SHIFCO sur lesquels les policiers ont enquêté de 1997 à 2000 avant finalement de renoncer en raison de
la mise en danger d’un agent « infiltré ». Mais les journalistes italiens, qui ont grandement participé au documentaire de Paul Moreira, en viennent à trouver étrange que l’Etat italien se
dessaisisse aussi facilement chaque fois que la question des déchets industriels est mise sur le tapis. Dans le cas de la SHIFCO, la piste envoie à la fois vers la Ndrangheta calabraise et les
Etats-Unis.
« Le problème des déchets en Italie paraît tellement insoluble que le fait d’aller déverser des déchets toxiques en Afrique semble arranger tout le monde », constate
Paul Moreira.
Mené à un rythme haletant, le documentaire constitue une bonne base pour comprendre les éléments du trafic de déchets vers l'Afrique ou Haïti. Il offre sa dose de
portraits d'aventuriers, de mégalomanes, de repentis, de courageux policiers et d'irréductibles -et tragiques- shifta (bandits somaliens). Paul Moreira, rompu au journalisme d'enquête, n’est pas
dupe du discours emprunt de mauvaise foi des pirates sur « l’autre piraterie ». Il est toujours plus rentable d'organiser des rapts de bateaux et d'équipage qui rapporte des millions de dollars
que d'aller lancer ses fils de pêche dans l'océan tous les jours. Cependant, les arguments que les bandits développent ne doivent pas occulter la réalité d'un trafic hautement criminel ni celle
de l’empoisonnement de la population somalienne. « Des déchets continuent à être déversés en Somalie », assure l’auteur de Toxic Somalia. Et les armes et munitions continuent d'alimenter les
groupes armés.